Le devoir d’obéissance des fonctionnaires et ses limites

Principe essentiel du droit de la fonction publique, qui garantit la bonne marche de l’Etat : les fonctionnaires et les agents publics sont soumis à l’obligation d’obéissance hiérarchique.

Que se passe-t’il lorsque l’éthique percute cette obligation hiérarchique ?

Le principe

L’article L. 121-10 du Code général de la fonction publique dispose en sa première partie :

« L’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique […]« .

Ainsi par exemple, méconnaissent ce principe :

  • le fonctionnaire, adjoint technique territorial, qui recrute un agent et en affecte un autre à de nouvelles tâches, sans l’accord de son supérieur hiérarchique alors que cet accord est indispensable et que le supérieur a fait connaître sa volonté d’être associé à ces décisions (CAA Paris, 2e ch., 15 mai 2024, n° 23PA00338) ;
  • le magistrat d’une chambre régionale des comptes qui refuse de se rendre à son entretien d’évaluation annuelle (CE, 6e ss-sect. jugeant seule, 21 févr. 2013, n° 344462) ;
  • le professeur d’éducation civique qui, en classe, persiste à tenir des propos contre l’avortement et à diffuser des films anti-IVG alors que sa hiérarchie lui a demandé de modifier le contenu de ses cours (CAA Marseille, 5 mai 2015, n° 14MA02048 ; voir aussi pour un professeur de philosophie refusant certaines demandes : CE, 22 juillet 2015, n° 361406, Lebon T.).

L’obligation d’obéissance hiérarchique connaît toutefois des limites.

Les limites

La situation de subordination du fonctionnaire n’est pas absolue. Elle peut céder provisoirement en cas de situation dangereuse (cf. droit de retrait non traité ici). Elle peut aussi être limitée en raison de la nature de l’ordre reçu.

Cette deuxième limite est codifiée à l’article L. 121-10 du Code général de la fonction publique qui dispose (en le citant de manière complète cette fois) :

« L’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public« .

D’une manière quelque peu différente, cette limite se trouve également à l’alinéa 2 de l’article L. 122-4 du Code pénal :

« N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal« .

Plus qu’une limite, un devoir

L’exception prévue à l’article L. 121-10 du Code général de la fonction publique est plus qu’une limite à l’obligation d’obéissance. Il peut s’agir, dans les cas les plus graves, d’un véritable devoir de désobéissance lorsqu’un agent public est confronté à une instruction manifestement illégale et de nature à compromettre gravement un intérêt publique.

Il n’est pas anodin que ce devoir de désobéissance ait été reconnu par le Conseil d’Etat dans une décision rendue en 1944 (CE 10 novembre 1944, Langneur, R. p. 288 ; voir aussi pour la consécration de la formule actuelle : CE 2 novembre 1966, Dessendier, n° 64308, R. p. 580).

Dans une situation grave, l’éthique doit l’emporter sur la hiérarchie. Est donc révolu le temps où le fonctionnaire prêtait allégeance, en « jurant fidélité à l’Empereur » puis au Président (voir art. 56 de la Constitution de l’an XII).

Facile à énoncer, ce devoir de désobéissance n’est toutefois pas aisé à mettre en application. Car la désobéissance ne saurait être justifiée par la seule illégalité de l’ordre.

Il n’appartient pas aux fonctionnaires de s’ériger, à la place du juge, en gardien de la légalité des actes administratifs. Et il faut distinguer la banale irrégularité de l’illégalité manifeste qui méconnait un principe fondamental protégé par la Constitution ou qui conduit à se placer en situation de commission ou de complicité d’un crime ou d’un délit.

Ainsi, à l’évidence, auraient pu justifier une désobéissance de la part des fonctionnaires impliqués, l’incendie ordonné par le Préfet Bonnet, en avril 1999, de la paillote « Chez Francis » ou l’affaire du Rainbow Warrior.

Plus récemment, a été reconnu comme manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public, justifiant une désobéissance, l’ordre de dispenser certaines personnalités, pour des raisons économiques ou diplomatiques, des inspections prévues à l’embarquement ou à l’arrivée de l’aéroport de Nice (TA Cergy-Pontoise, 11 octobre 2019, n° 1609571, AJDA 2020, p. 1096 ; voir aussi Lettre de jurisprudence du TA de Cergy-Pontoise n° 29, juillet-décembre 2019).

De même, a été jugé légitime le fait, pour un agent technique territorial, de ne pas appliquer la consigne de sa hiérarchie de disposer les chaises d’une salle de spectacle d’une manière portant atteinte aux règles de sécurité des spectateurs (CAA Paris 12 juillet 2018, n° 17PA03139).

A ce jour, les décisions reconnaissant un ordre hiérarchique comme « manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » restent cependant peu nombreuses.

Ce cadre juridique permettrait-il, comme y invitent certaines pétitions signées par des cadres de l’Education nationale, de refuser « un enseignement en opposition avec les valeurs républicaines qui fondent leurs métiers et justifient leurs engagements » (cf. article de F. Gouaillard, Le Parisien, 25 juin 2023) ?

On peut le penser, en fonction du contenu et de la portée des enseignements, si des soudaines modifications de programmes portaient atteinte à des droits fondamentaux.

En réalité, le dilemme est ancien. La question était déjà soulevée par plusieurs cadres des différentes fonctions publiques en 2017.

En 1572, l’année de la Saint-Bathélémy, le gouverneur d’Auvergne, à qui il était ordonné d’exécuter les protestants, refusait de se plier au commandement en répondant : « si l’ordre est véritablement émané [de Sa Majesté], je la respecte encore trop pour lui obéir » (cf. article de Anne Chemin, Présidentielle : face au FN, les fonctionnaires peuvent-ils désobéir, Le Monde, 20 avril 2017).


Pour aller plus loin sur ce sujet, voir notamment :

Joël Mekhantar, Le devoir de résistance du fonctionnaire depuis 1946, AJDA 2004 p.1681

Stéphane Bouisson, L’agent public entre l’allégeance et la tentation d’Antigone : la soumission à l’Etat, AJFP 2003, p. 44