Dérogations espèces protégées : contrôle juridictionnel du « risque suffisamment caractérisé »

Par une décision du 6 novembre 2024 rendue en matière de dérogations à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le niveau de contrôle juridictionnel du « risque suffisamment caractérisé » (CE 6-5 chr, 6 nov. 2024, Association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et autre, req. n° 471372, Lebon T, à lire ici avec les conclusions du rapporteur public à lire ici).

Cette décision précise la portée de l’avis contentieux émis par le Conseil d’Etat le 9 décembre 2022 qui a instauré une forme de seuil de déclenchement de ce régime de dérogations, en recourant à la notion de « risque suffisamment caractérisé ».

Quelques rappels s’imposent.

Portée de l’avis « Sud Artois » du 9 décembre 2022

Dans son avis contentieux du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a défini le seuil d’application du régime des dérogations « espèces protégées » (CE Avis 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l’environnement et autres, req. n° 463563, publié au Recueil, à lire ici).

Précisément :

  • Le Conseil d’État a tout d’abord estimé (pt 4 de l’avis) que le système de protection des espèces impose d’examiner si l’obtention d’une dérogation est nécessaire dès lors que des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet, sans que l’applicabilité du régime de protection dépende, à ce stade, ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes. Il s’ensuit que le pétitionnaire doit se poser la question de la nécessité de solliciter une dérogation à partir du moment où un seul spécimen ou un seul habitat d’une espèce protégée se situe dans la zone du projet. Contrairement à ce que certains porteurs de projets prétendaient, les arguments selon lesquels une dérogation ne serait nécessaire qu’en cas d’atteinte à une part significative de spécimens ou en cas d’atteinte à l’état de conservation des espèces, sont donc inopérants.
  • Le Conseil d’État a ensuite estimé que le pétitionnaire « doit obtenir une dérogation “espèces protégées” si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé ». Le Conseil d’État a introduit cette notion nouvelle, non prévue par les textes, fonctionnant comme un seuil de risque en deçà duquel un porteur de projet n’a pas à déposer une demande de dérogation.

A ainsi été écartée l’obligation de solliciter une dérogation lorsque le projet comporte un risque d’atteinte à une espèce protégée quasiment nul ou lorsque ce risque n’est pas « suffisamment caractérisé« .

Cet avis fut une innovation notable dans la façon d’appliquer les dispositions du code de l’environnement. Car auparavant, en rigueur, les mesures d’évitement et de réduction de l’atteinte portée à une espèce protégée n’étaient prises en compte qu’une fois le dossier de demande de dérogation déposé, et à la condition qu’une dérogation puisse être accordée. À présent, ces mesures d’évitement et de réduction seront analysées en amont pour, le cas échéant, dispenser le porteur de projet du dépôt d’une demande de « dérogation espèces protégées ».

Pour cette raison notamment, cet avis a suscité des critiques et réserves sur sa conventionnalité (voir notamment D. Guinard, Quelles sont les conditions de dépôt d’une dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées ?, JCP Adm. 2023, no 9-10, p. 2081 ou notre commentaire publié à l’AJCT, juin 2023).

Contrôle de la qualification juridique du « risque suffisamment caractérisé »

Par sa décision du 6 novembre 2024 Association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et autre, le Conseil d’Etat a fixé l’étendue du contrôle exercé, comme juge de cassation, sur la notion de « risque suffisamment caractérisé« .

Il a jugé que s’exerçait ici un contrôle de la qualification juridique des faits, et non un contrôle qui aurait pu être limité à la seule dénaturation des faits.

Ce contrôle du juge de cassation est donc plus strict que celui qui aurait laissé tout pouvoir d’appréciation aux juges du fond.

Comme l’énonce le rapporteur public Frédéric Puigserver dans ses conclusions, le Conseil d’Etat s’est ainsi réservé la possibilité d’unifier la jurisprudence rendue sur le critère du « risque suffisamment caractérisé » dégagé par l’avis « Sud-Artois« , justifiant qu’une dérogation « espèces protégées » soit demandée, compte tenu de l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement (Cons. const. déc. n° 2019-823 QPC du 31 jan. 2020).

Ce faisant, le Conseil d’Etat affine les modalités d’application de cette notion prétorienne de « risque suffisamment caractérisé« , et apporte une garantie dans la bonne application de l’avis « Sud-Artois » afin, sans doute, d’en limiter les effets d’aubaine.

Dans le cas d’espèce, « en jugeant que le projet litigieux ne présentait pas de risque suffisamment caractérisé d’atteinte à des espèces protégées […] alors que, d’une part, le risque de mortalité pour plusieurs espèces protégées était avéré et que, d’autre part, l’efficacité des mesures de réduction envisagées n’était pas établie », la Cour administrative d’appel a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. L’arrêt est annulé et l’affaire est renvoyée à la Cour.