Violations de la CESDH, faute de mise en oeuvre de mesures suffisantes pour lutter contre le changement climatique

Par un arrêt remarquable rendu le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) consacre le « droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie« .

Jurisprudence de la CEDH et droit à l’environnement

Bien que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) ne traite pas directement du changement climatique et ne contienne pas même le terme « environnement« , la jurisprudence de la CEDH, rendue notamment sur le fondement du droit à la vie (art. 2) et du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), est devenue une source essentielle de notre droit de l’environnement.

Grâce à cette jurisprudence, a notamment été reconnu un droit de l’homme à l’environnement, ce qui a encouragé l’adoption de la Charte de l’environnement de 2004 (charte intégrée aux normes de valeur constitutionnelle).

Pour ne citer que quelques exemples connus :

  • Reconnaissance du droit à un environnement sain, notamment du droit de jouir d’une eau non polluée,
  • Reconnaissance du droit au respect de la vie privée et familiale et de son domicile lorsque la gestion des déchets par l’administration est calamiteuse et qu’elle engendre des nuisances insupportables pour les habitants : CEDH, 19 octobre 2023, Case of locascia and others c/ Italy, n° 35648/10,
  • Conciliation du droit à la vie et du droit de propriété : CEDH 18 juin 2002 et 30 novembre 2004, Öneryildiz c/ Turquie, requête n° 48939/99,
  • Conciliation du droit de propriété avec l’impératif de protection du littoral français : CEDH, 29 mars 2010, Depalle c/ France, requête n° 34044/02,
  • Protection de la liberté d’expression des militants écologistes : CEDH 7 nov. 2006, Mamère c/ France, requête n°12697/03.

Point essentiel : la CEDH juge que les intérêts économiques ou le droit de propriété ne devraient pas se voir accorder la primauté face à un impératif de protection de l’environnement.

Arrêt du 9 avril 2024 et appréciation des mesures de lutte contre le changement climatique

Amplifiant ce mouvement, la CEDH vient de juger qu’il y a eu violation, par l’Etat Suisse, de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et de l’article 6 § 1 (accès à un tribunal) de la CESDH, faute pour l’Etat helvétique d’avoir mis en oeuvre des mesures suffisantes pour lutter contre le changement climatique (CEDH 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz c/ Suisse, req. n° 53600/20).

=> La CEDH consacre, sur le fondement de l’article 8 précité, un droit des individus à une protection effective des Etats contre le changement climatique.

L’affaire concernait une requête introduite par quatre femmes ainsi qu’une association suisse, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz. L’ensemble des membres de cette association sont des femmes âgées qui sont préoccupées par les conséquences du réchauffement climatique pour leur santé et leurs conditions de vie. Les requérantes considéraient que les autorités suisses, en dépit des obligations que leur impose la Convention, ne prenaient pas les mesures suffisantes pour atténuer les effets du changement climatique.

La Cour juge que l’article 8 de la Convention consacre un droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie. Dans ce contexte, le devoir primordial d’un État est d’adopter, et d’appliquer concrètement, une réglementation et des mesures aptes à atténuer les effets actuels et futurs, potentiellement irréversibles, du changement climatique. Cette obligation découle du lien de causalité existant entre le changement climatique et la jouissance des droits garantis par la Convention, et du fait que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à interpréter et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives. La Cour relève que le respect effectif de ces droits exige des États qu’ils prennent des mesures pour réduire leurs niveaux d’émission de GES afin d’atteindre la neutralité nette, en principe au cours des trois prochaines décennies.

=> Il faut que les États mettent en place des objectifs et calendriers pertinents, lesquels doivent faire partie intégrante du cadre réglementaire interne et servir d’assise aux mesures d’atténuation.

A ce titre, les États doivent mettre en place la réglementation et les mesures nécessaires pour prévenir une augmentation des concentrations de GES dans l’atmosphère terrestre et une élévation de la température moyenne de la planète à des niveaux qui pourraient avoir des répercussions graves et irréversibles sur les droits de l’homme, notamment le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que du domicile garanti par l’article 8 de la Convention (cf. point 546 de l’arrêt).

Il s’ensuit que le respect effectif des droits protégés par l’article 8 de la CESDH exige de chaque État qu’il prenne des mesures en vue d’une réduction importante et progressive de ses niveaux d’émission de GES, aux fins d’atteindre la neutralité nette, en principe au cours des trois prochaines décennies (cf. point 547 de l’arrêt).

=> Après une analyse précise de la réglementation suisse, la Cour conclut que la Confédération suisse a manqué aux obligations positives précitées relativement au changement climatique.

Le processus de mise en place du cadre réglementaire interne pertinent a comporté de graves lacunes, notamment un manquement des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre (GES). De plus, la Suisse n’a pas atteint ses objectifs passés de réduction des émissions de GES. Tout en reconnaissant que les autorités

nationales jouissent d’une ample marge d’appréciation quant à l’application d’une législation et de mesures, la Cour constate à partir des éléments dont elle dispose que les autorités suisses n’ont pas agi en temps utile et de manière appropriée afin de concevoir, élaborer et mettre en oeuvre la législation et les mesures pertinentes en l’espèce.

En outre, la Cour dit que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer au grief de l’association requérante qui concerne la mise en oeuvre effective des mesures d’atténuation prévues par le droit interne en vigueur. Elle constate que les juridictions suisses n’ont pas expliqué de façon convaincante pourquoi elles ont estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le bien-fondé des griefs de l’association requérante. Lesdites juridictions n’ont pas tenu compte des données scientifiques incontestables concernant le changement climatique et n’ont pas pris au sérieux les griefs formulés.

Accès aux textes et commentaires :

=> Synthèse sous forme de communiqué de presse, ici

=> Texte intégral de l’arrêt CEDH 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz c/ Suisse, req. n° 53600/20, en langue française, ici